Ecriture polynésienne, littérature océanienne par Sonia LACABANNE LES PROFS PRENNENT LA PLUME (extrait des Nouvelles de Tahiti du 22 - 07 - 2000) Ecriture polynésienne, littérature océanienne Trente ans de vie littéraire ou le passage d'un genre régional à un genre national Faire une présentation des œuvres polynésiennes en langue anglaise est à l'heure actuelle une gageure. Il y a plus de quinze ans, les premiers essais critiques tentaient déjà vainement de définir le terme de "polynésien". Le terme devait se définir autrement que par les liens du sang. Ainsi, l'auteur samoan Albert Wendt disait de lui en 1977 " Je suis un bâtard. J'appartiens à deux mondes différents." La démonstration s'est alors engagée vers une identité culturelle mieux définie avec le "Pacific way"; expression qui s'est mise à résonner dans le Pacifique Sud à partir des années soixante-dix et qui permettait mieux de s'approcher d'un concept en formation. En 1992, on pouvait lire :
II s'agit bien au-delà des différences de constater une identité océanienne qui englobe l'identité polynésienne. [...]. Cependant si géographiquement la frontière entre Mélanésie, Micronésie et Polynésie est bien nette sur les cartes, elle l'est moins dans la réalité. Les contacts entre les différents archipels ont provoqué un certain mélange et il est difficile de trouver un type humain unique, caractéristique d'une ethnie donnée.(1)
En Nouvelle-Zélande, lorsque les premiers écrivains d'origine maorie (donc polynésienne) firent paraître leurs premières œuvres, un débat passionné s'installa dans ces îles et un critique n'hésita pas à parler de "polyzélande et d'eurozélande". Une minorité ethnique relevait la tête, voulait faire revivre une culture moribonde et les artistes de toutes sortes contribuèrent pour beaucoup à cette "renaissance maorie" des années soixante. Les premières nouvelles, les premiers poèmes furent publiés (2). Ils partageaient avec la littérature postcoloniale en général la nostalgie de temps anciens, primordiaux qu'on croyait plus purs, plus heureux. Mais récriture minait l'idéologie dès ces premières publications. Emaillé d'interjections, d'expressions ou de mots maoris, le texte anglais montrait par sa forme hybride que l'écrivain nous emmenait dans un temps où l'acculturation avait déjà commencé. Les premières publications étaient de courtes nouvelles qui tenaient plus du récit anthropologique que littéraire. L'auteur y faisait acte de sauvetage culturel. Puis les premiers romans de Witi Ihimaera, de Patricia Grâce et d'Albert Wendt furent publiés. Ils reprenaient à leur compte les trois grandes questions de la fresque célèbre de Gauguin : "D'où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?" Les écrivains transcendaient leur souffrance de vivre entre deux mondes en nous offrant des œuvres qui nous parlaient d'une culture en pleine mutation, une culture qui absorbait, transformait, une culture en plein devenir au sein d'un groupe humain qui devait sans cesse se dépasser pour mieux s'adapter et qui bien sûr souffrait.
Ces écrivains vont amener à la conscience de leur lecteur que la pureté est un leurre et qu'il existe une dynamique culturelle qui dépasse la zone polynésienne, et cette dynamique s'inscrit au niveau de la région de l' Océanie. Il faut sans cesse se rappeler que les Polynésiens sont dispersés aux quatre coins du Pacifique. Il faut se souvenir que les insulaires émigrent sans cesse. Auckland est certainement la plus grande ville polynésienne mais elle est en Nouvelle Zélande.
En résumé, pour les écrivains océaniens l'identité "polynésienne", un des thèmes favoris de leurs premières œuvres, se définit moins en termes de génétique que de dynamique culturelle. Leialoha Apo Perkins a écrit deux nouvelles (3) qui illustrent remarquablement la notion d'identité qu'il est simpliste de figer en un mot.
La problématique de ce genre littéraire s'inscrit donc dans le changement. Au monde des racines, le romancier oppose volontiers le monde des voyages ; au milieu urbain, la communauté rurale. La direction est toujours la même : de la campagne vers la ville. Le départ du protagoniste provoque un ébranlement de tout l'être qui fait l'objet d'une focalisation soutenue. La première rencontre avec le Blanc a lieu presque toujours lorsque le processus d'acculturation est déjà bien avancé. L'intérêt littéraire réside dans l'imbrication du destin collectif et des destins individuels, ce qui donne à ces publications une vérité sociale qui se teinte d'une profonde tristesse lorsque le narrateur est aussi le protagoniste car l'écriture se fait thérapie pour résoudre la crise identitaire.
À la fin des années soixante-dix, les premiers auteurs dépassent ce stade ou se taisent. La dualité née du choc de deux cultures fait place. En débarrassant son espace littéraire des nombreux signes d'appartenance culturelle pour en introduire d'autres plus globalisants, l'écrivain, avec les années quatre-vingt, quitte le mode binaire de la quête identitaire pour élargir la scène de son imaginaire. Il est visible que la nouvelle stratégie des auteurs d'origine "polynésienne" est de mêler tous les schèmes. ainsi ces choix stylistiques et thématiques vont leur permettre d'occuper le paysage littéraire national et océanien.
En 1983, keri Hulme publie The Bone People qui connut un succès immédiat. Des coins les plus reculés de la Nouvelle-Zélande puis du monde entier, on se mit à acheter et lire ce roman baroque. Comment expliquer un tel engouement ? Outre les qualités intrinsèques de l'œuvre, l'explication nous est donnée en une phrase par une lectrice néo-zélandaise (d'origine anglo-saxonne) : " Keri Hulme has given us" (N.Z Listener, 12 Mai 1984), ce qui revient à dire : " Nous nous retrouvons dans l'œuvre de Keri Hulme". La ségrégation littéraire "polyzélande/eurozélande" avait donc cédé. Les auteurs d'origine maorie et polynésienne vivant et publiant en Nouvelle-Zélande ont désormais gagné une reconnaissance nationale et internationale.
En 1989 Alan Duff fait paraître Once Were Warriors, un roman qui ne se contente pas de dénoncer les ravages de la pauvreté et de l'alcoolisme dans le milieu urbain maori mais qui dépasse le contexte national pour atteindre une dimension universelle. Encore une fois. les critiques qui ont restreint l'œuvre à son aspect maori et ont émis la réserve qu'un tel sujet pouvait desservir la cause maorie se révèlent réactionnaires par leur réticence car on ne saurait définir l'œuvre en termes uniquement ethniques. Le lectorat de dimension mondial ne s'y est pas trompé qui a accueilli le roman puis le film avec enthousiasme.
Il en de même avec le premier roman de Sia Figiel, Where We Once Belonged (1996) qui apporte la version samoane à l'écriture féministe mondiale et se voit octroyer une reconnaissance internationale.
Désormais les tabous postcoloniaux sont levés. Il est maintenant politiquement acceptable de dénoncer les dysfonctionnements des sociétés océaniennes sans pour cela que la classe politique bien pensante crie à la trahison. À l'heure actuelle, les auteurs fondent leur fiction autour de graves questions sociales qui se posent dans leur lieu de vie. On peut dire que cette jeune littérature a atteint désormais une maturité qui promet d'autres œuvres encore plus riches pour le plaisir du lecteur.
Sonia LACABANNE
(1) Sonia Lacabanne, Les Premiers Romans Polynésiens, p.8. La Société des Océanistes n° 43 Paris 1992
(2) Margaret Orbell, éd. Contemporary Maori Writing, A.H. & A.W. Reed, Wellington, 1970.
(3) Leialoha Apo Perkins, Eviction Day at Kalama'ula Homestead, in Natural, pp.6-12. et "The Cobbler's Daughter from Kapahulu" in thé Firemakers, pp. 25-29
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Where We Once Belonged by Sia Figiel
THE AUTHOR
Sia Figiel, the writer of the novel entitled Where We Once Belonged was born in a village in Western Samoa in 1967 and educated at school in Western Samoa. She studied in New Zealand and got a B A in the United States. She has travelled extensively in Europe. It is reported that while in Poland, she started to write her novel. She said the market in Prague reminded her of the market in Apia the capital of Western Samoa. She stayed at the University of Hawaii for a while. It is said she worked as a reporter in American Samoa. She stayed in Suva (Fiji) and she went to Australia where she was a guest of the University of technology in Sydney. In 1994, Sia Figiel won the Commonwealth writer prize award for the South East Asia and South Pacific region in 1997 for her first book entitled Where We Once Belonged. During her tour in Europe she was the guest of a French programme (Canal +) in October 1999 where she presented the French translation of her second novel The Girl in the Moon Circle. We can safely say that she has reached international fame and her novel is part of the curriculum of some well-known universities.
SUMMARY
Alofa Filiga is 13 and lives in the village of Malaefou in Samoa. As she grows up in her village she learns to come to terms with violence, womanhood and her personal quest for identity. However this is not just Alofa's story. It's also an account of the lifestyle in her island. The secrets of her extended family are gradually revealed. There is the story of her mother, Pisa, who joined the Filiga family as a shamed third wife. There is also Alofa's father who is a hard and strict man to whom other parents bring their children for physical punishment.
This is a story made of numerous close-up ; sequences at school, highlights on the family life, Apia, village life, sexual encounters, episodes of community life and so on. The turning point of the story is reached when Alofa comes to the shattering discovery of the role of sex at the heart of her own family. She is furiously punished by her father when he realises his daughter has been the eye-witness of his unfaithfulness. She witnessed a love scene between her father and her school mistress. This disturbed the girl very deeply. Close to the end, the enigmatic figure of Alofa's aunt comes into focus. Siniva also called "the intellectual fool " keeps denouncing the modern version of the Pacific region by shouting; "Gauguin is dead"." there is no paradise". The relationship between Alofa and her father is changed for ever by what she has seen and learned. Alofa's worldview is also deeply changed by the death of her aunt.
Experienced from the girl's growing awareness of sexuality, the village is a place of tyranny, envy, hypocrisy and brutality. This is the story of intense social and religious pressures on the people and especially on the young who sometimes are driven to despair and even suicide.
This is the story of three Samoan teenagers, Alofa, Lili and Moa who come of age and it is this coming to self awareness, at least for the heroin, which is narrated to us. Their growing awareness of sexuality, their experience of menstruation, called "the moon sickness" , their attraction to boys and the place that women occupy in contemporary Samoa, all these are the building bricks of the story. This is also the story of cultural change with some events presented as milestones in the story of the village for instance the arrival of TV or the arrival of foreign food -corn flakes - and the presence of American peace corps workers at school.
THE ORGANISATION OF THE NOVEL
Technically Sia Figiel's first novel is categorised as both an autobiography and a biography. It is difficult to judge if it really is and actually this is not the main point. It may be true at surface reading.
This literary work is a startling mosaic made up of fragments of Samoan poetry, English verse, humorous bits of American TV soap operas, realistic episodes about everyday life in Samoa, limericks, children's songs, all these bits and pieces are unified under the I -narrator's command. Songs, poems, local legends, nursery rhymes are all woven into a cross cultural composition that has seduced the international reader.
Lots of critics have praised the intricate way two narrative forms are interwoven: the Samoan way of telling stories and the Western style of narration. We can subdivide these two types of writing into repetitive pattern pieces, flashbacks to Alofa's family, allegorical tales and singulative scenes (storytelling, proper) ; therefore under this kaleidoscopic effect and the narration of a few traumatic events we can perceive a general form pattern and three sections can be distinguished :
- the first section starts with the focaliser Alofa who focuses on another teenager called "Eye of the fire" or Makaoleafi. This part ends with Alofa's narration of Lili's rape.
- The second section is made up of flashbacks to events in Alofa's family life and flashbacks to Alofa's teen years. All these flashbacks or analepses are framed by Samoan legends which tell the reader in a metaphorical oblique way about the curse of being a woman.
- In the third section the narrator once again picks up the thread of her own story and discloses the two major events that marred her youth: her father's love affair that she eye-witnessed and her own first sexual experience interrupted by the god-fearing community. By the end of the narrative, the heroin has matured enough to recover from the double shock of these traumatic events and she has changed into a determined woman, a woman-warrior, the storyteller of the last pages.
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The Whale Rider (version française : Paï ) de Witi Ihimaera Voici quelques indications pour mieux comprendre l'œuvre
Situation de l'oeuvre dans la vie de l'auteur
Witi Ihimaera a écrit son livre alors qu'il séjournait à New York en 1986. Après avoir vu une baleine échouée sur le rivage, il se rappela son pays, la Nouvelle-Zélande, et écrivit d'une traite cette sorte de conte qu'il a appelé The Whale Rider.
Sa toute première publication est un recueil de nouvelles qu'il a eu l'idée d'écrire un jour où il a entendu le ministre de la Nouvelle-Zélande déclarer qu'il n'y avait pas d'écrivain maori. Ce qui l'a poussé à l'écriture était le désir de faire connaître des scènes de vie rurale telles qu'elles ont sans doute existé dans les années 50 et 60 dans l'île du Nord. Son premier recueil de nouvelles, Pounamu Pounamu, est très rapidement suivi du premier roman maori qui s'appelle Tangi (1973) puis d'un deuxième dont le litre est Whanau ou " famille étendue " en 1974. Tangi signifie " enterrement ", en effet il a cherché un sujet qui puisse être très représentatif de la culture maorie et le seul qu'il ait trouvé était la cérémonie funèbre d'un enterrement. Puis l'auteur est resté silencieux pendant 8 ans car il culpabilisait d'avoir donné une image idyllique et passéiste de la communauté maorie qui, à l'époque, vivait avec difficulté son urbanisation. À la suite de quoi, il publia un deuxième recueil de nouvelles Into the World of Light (1982 ) et un 3ème roman qu'il voulait plus réaliste, The Matriarch en 1986. Ensuite il a changé diamétralement de thématique et a publié en 1987 le conte que nous sommes en train d'étudier. Le titre français Paï vient de Paikea qui est le nom d'un héros maori. Ce troisième roman est composé de 6 parties. Toutes les parties débutent par un chapitre écrit en italique consacré au mouvement d'un troupeau de baleines qui semble à la fois se mouvoir dans le temps réel et dans le temps mythique. Le prologue est le récit d'un mythe de création maori. Tous les autres chapitres sont consacrés à l'histoire d'une petite fille nommée Kahu nom qui provient de Kahuti- te-Rangi le héros Maori également appelé Paikea. La petite fille vit sur la côte Est de l'île du Nord de la Nouvelle-Zélande dans une petite communauté maorie. Ce récit est un conte où le réel se mêle au surnaturel avec de nombreuses références à la mythologie maorie. Le récit est plaisant même s'il n'est pas très profond et c'est une manière agréable de faire connaissance avec le style de vie et la culture des Maoris. Cet aspect didactique de l' oeuvre est voulu par l'auteur ; c'est une volonté politique de sa part de faire connaître les Maoris au monde occidental en général ou au monde Pakeha c'est-à-dire le monde néo-zélandais d'origine européenne.
Les différentes parties de l 'oeuvre sont les suivantes :
le prologue appelé l'arrivée de Kahutia te rangi
printemps : appelé la force du destin
composé de trois chapitres le premier étant placé en italique. Partie allant du chapitre 2 au chapitre 4.
été : le vol de l'Halcyon :
composé de quatre chapitres dont le premier est placé en italique, du chapitre 5 au chapitre 8
automne : la saison du chant de la baleine
composé de cinq chapitres dont le premier est en italique, du chapitre 9 au chapitre 13
hiver : chant de la baleine de chevauchée
composé de cinq chapitres dont le premier est en italique, du chapitre 14 au chapitre 18
épilogue : la petite-fille qui venait de la mer
composé de 3 chapitres dont le premier est en italique, du chapitre 19 au chapitre 21
L'intention de l'auteur est double :
Premièrement, la volonté passionnée de faire connaître au lecteur l'histoire, la mythologie, les coutumes, cérémonies et rites maoris.
Deuxièmement, de remettre en question la relation homme femme dans la culture maorie et la place qu'occupe traditionnellement la femme dans la société .
Troisièmement, de créer une œuvre fantastique en harmonie avec les croyances traditionnelles maories
Un opéra et un film ont été réalisés à partir de cette œuvre de fiction.
L'océan Pacifique dans l'imaginaire de Witi Ihimaera
Publié en 1987, The Whale Rider marque un tournant dans l'histoire littéraire du Pacifique Sud. Il ne s'agit plus ici d'opposer deux perceptions de l'espace océanique - celle occidentale et celle océanienne - comme c'est le cas dans les nouvelles à caractère réaliste, ni de tenter vainement de concilier deux points de vue portés sur le monde mythique réduit ici à l'espace maritime. La dialectique entre le mythe et le récit romanesque trouve sa résolution dans la structure narrative adoptée par Witi Ihimaera. En termes littéraires, mimesis et allégories sont intégrées dans l'oeuvre de façon synchronique.
Au niveau mimétique, The Whale Rider est l'histoire d'une jeune fille, Kahu, qui par sa naissance brise la chaîne des premiers nés males d'une famille maorie. Son grand-père voit dans la destruction de l'ordre de primogéniture la fin de toute la tradition maorie. Si celle-ci ne peut plus être transmise par la branche aînée masculine, elle s'éteindra.
Un jour un troupeau de baleines s'échoue sur la plage près de Whangara. Koro, le grand-père, croit que si la baleine meurt la fin de la communauté maorie sera toute proche. Il déclare aux hommes du village en parlant du chef du troupeau :
'The whale is a sign', he began again. 'It has stranded itself here
If we are able to return it to the sea, then that will be proof
that the oneness is still with us. If it leaves, we live. If it dies,
we die. Not only its salvation but ours is waiting out there (p.96).
Les hommes du village vont s'employer en vain à mettre à flots la baleine échouée.
Il existe aussi un niveau mythologique et allégorique dans The Whale Rider avec la narration de la légende du héros polynésien qui traversa l'océan sur une baleine apprivoisée. L'auteur nous en donne une version traditionnelle et contemporaine.
L'oeuvre commence par le récit d'un événement fondateur placé dans un temps primordial. Les îles néo-zélandaises viennent d'être découvertes par les piroguiers originaires de la mythique Hawaiki. Un dieu polynésien, Kahutia Te Rangi, les suit afin de consacrer ces îles. Il traverse le Pacifique, chevauchant un monstre marin pisciforme marqué du moko sacré., c'est la baleine qui s'est échouée sur la plage de Whangara au chapitre 16 .
Les deux niveaux, mimétique et mythologique, de la structure narrative sont matérialisés par une typographie différente. Cette double typographie met en valeur la concomitance d'événements survenant dans le monde du réel et dans le monde du surnaturel. Ainsi deux récits alternent, celui de la traversée du troupeau de baleines conduit par le monstre marin mythique et celui narrant la vie de famille de Kahu au village de Whangara. L'espace terrestre situé sur la côte Est est le lieu dévolu au récit romanesque. Les passages se situant dans l'océan Pacifique décrivent un continuum entre le temps primordial de la vieille légende maorie et le temps actuel du récit. C'est dans cet espace maritime hors-temps que les baleines évoluent ad perpetuam rei memoriam.
L'auteur fait véritablement acte de mythogénie lorsque le temps vectoriel, linéaire du récit romanesque croise le temps cyclique du mythe. Au chapitre seize on peut lire :
" Tout d'un coup il y eut un grondement sourd qui provenait de sous la mer comme une porte géante s'ouvrant il y a mille ans de cela. " p126. Bien évidemment ce nombre est à rapprocher du passage " il traversa un millier d'années " de la fin du chapitre 1 p18. où le dernier mauri, principe de vie refuse de se ficher dans le temps et l'espace mythiques. Le grondement sourd a déjà été évoqué à la fin du chapitre 9 p.69 avec " Dans un bruit de tonnerre la colonie fendit la mer " ( la colonie de baleines). Au chapitre dix-huit, Witi Ihimaera décrit la rencontre de Kahu et du monstre mythique qui n'est autre que la baleine échouée sur la plage du village. La fillette comprend qu'elle doit guider la baleine vers le large. Ainsi, pense-t-elle, elle sauvera du même coup la communauté maorie tout entière. Elle transgresse alors le tabou qui réserve les activités maritimes aux hommes. Elle reproduit l'acte de bravoure de l'ancêtre totémique de son clan, Kahutia Te Rangi. Elle imite son ancêtre féminin, Muriwai, qui sauva la pirogue de sa tribu mais elle oublie de lever le tabou sur son équipée maritime comme le fit l'aïeule. Kahu chevauche la baleine pour la diriger vers la haute mer. Là, dans l'espace maritime où le réel et le surnaturel coexistent, le monstre mythique reconnaît en Kahu la descendante de son ami divin, Kahutia Te Rangi, et comprend que la fillette doit accomplir une mission salvatrice. Tel Maui sauvé de la mer par une touffe de cheveux de sa mère, Kahu est sauvée des eaux marines par un paquet de varech. Les baleines mythiques disparaissent dans la nuit des temps, au bout de l'horizon de l'océan Pacifique. Elles sont satisfaites de savoir que la fillette possède l'ultime mauri (principe magique de vie), que Kahutia Te Rangi avait mis en réserve pour le moment où "le peuple connaîtrait des temps troublés et que le mauri serait des plus nécessaires". La baleine rend Kahu au "Royaume de Tane", c'est-à-dire à l'espace terrestre, pour "y accomplir sa destinée" de salut.
Cette réitération moderne de l'ancien mythe du "chevaucheur" de baleines éveille pleinement l'intérêt du lecteur lorsque celui-ci superpose à une lecture horizontale une lecture verticale. Il peut ainsi dégager les comparaisons, les oppositions, les échos qui permettent de marquer les écarts entre les deux versions du mythe. Ainsi le mythe océanique et océanien contemporain acquiert une signifiance particulière dans la mesure où le roman naît du mythe et retourne au mythe après l'avoir modifié. La fonction fabulatrice a valeur exploratoire à l'égard de quelque vérité qui ne peut se dire autrement que par le mythe.
Avant Witi Ihimaera, Albert Wendt avait déjà utilisé ce mode du dire dans Leaves of the Banyan Tree et dans Pouliuli. En 1987, Patricia Grace avait elle aussi entrelacé les fils du récit mythique avec ceux du récit mimétique dans Potiki. Mais il revient à Witi Ihimaera d'être le premier à faire de l'espace océanique le lieu où opère à plein la fonction fantastique. Il nous conte un mythe de création et une action salvatrice contemporaine qui était annoncée, dans le mythe ancien, comme une prophétie concernant le destin du peuple maori.
Au reste, l'héroïsme de Kahu signale l'invalidation du vieux mythe. Il est clairement montré que la tradition est brisée. Un nouvel ordre s'instaure. L'acte de bravoure de Kahu est présenté au lecteur selon un mode symbolique qui en fait l'inversion de l'acte fondateur. L'espace océanique est donc le lieu choisi par l'imaginaire de Witi Ihimaera pour dire l'incompatibilité qu'il y a entre deux notions qui ont tant stimulé la création artistique océanienne : la fidélité et l'évolution. Telle est bien la dialectique maintes et maintes fois considérée mais jamais placée dans l'espace maritime.
L'élément marin décrit soit avec des images diurnes soit avec des images nocturnes sert admirablement l'intention de l'auteur qui est de valoriser le rôle de la femme dans la société maorie contemporaine. Witi Ihimaera désigne sans cesse à l'intention du lecteur la faute que commet Koro en rejetant sa petite fille et en refusant de l'instruire.
Dans l'incessant affrontement auquel se livrent Koro Apirana et sa femme Nanny Flowers , les grands-parents de Kahu, il est sans cesse rappelé que ce conflit dépasse le domaine conjugal. Il s'agit d'une lutte de pouvoir entre hommes et femmes qui remonte à l'ancêtre mythique de l'aïeule, Muriwai, qui sauva la pirogue de Toroa du naufrage. Elle prit le commandement à la place de ses frères, au moment de l'arrivée de la grande flotte dans l'île du Nord. Or, si l'on compare les deux versions du mythe marin, on constate qu'à la rivalité homme-femme correspond la double polarisation des images autour de l'antithèse lumière-obscurité.
Placé en prologue dans le récit, le mythe de création, à l'aube de la civilisation maorie, concentre des images ascensionnelles où la puissance de l'animal marin se dit par son gigantisme et la puissance masculine du dieu par son pouvoir de faire surgir et cambrer hors des flots la baleine qu'il chevauche. Les flèches que Kahutia Te Rangi lance en direction de la terre pour la consacrer renforcent encore l'impression de verticalité des images. La lumière solaire, l'écume brillante, le bruit assourdissant de l'océan, la glorification de la masculinité du dieu sont les signes majeurs qui placent la description de la traversée de l'océan par Kahutia sous le régime diurne de l'image.
Bien évidemment la chevauchée de Kahu sur l'océan, les pieds retenus dans des replis musculaires de la baleine, ne pouvait s'accomplir qu'un soir de tempête. Retrouvant le don ancestral de parler aux animaux marins, elle donne des ordres à la baleine mythique. Elle pleure aussi "parce qu'elle ne savait pas ce que c'était que mourir" (p.106). Sont mis en relief au chapitre dix-huit tous les signes appartenant au régime nocturne de l'image. La baleine plonge à plusieurs reprises dans un océan sombre et démonté. Kahu se sacrifie pour le salut de son peuple. Alors que Kahutia n'en finissait pas de s'élever "rising, rising,rising," (p.6) Kahu n'en finit pas de "dégringoler" le long de l'échine de la baleine. "She felt herself tumbling along his back, tumbling, tumbling, tumbling."(p.122).
Cette chute dans l'eau sombre qui se situe immédiatement avant le récit du réveil de Kahu dans sa chambre d'hôpital nous invite à déceler dans la réitération de l'acte mythique une qualité funèbre qui elle aussi s'oppose à toutes les images de naissance servant à décrire la venue légendaire de Kahutia Te Rangi dans les îles néo-zélandaises. Il est donc loin d'être certain que la fin de The Whale Rider soit un mythe de re-création ou même une histoire de salut qui suivrait un mythe de création. Au contraire, toute la symbolique de l'épisode final fait davantage penser à un mythe eschatologique qui, placé à la fin de l'oeuvre, fait pendant au mythe de création. Alors que le récit romanesque nous dit que la culture maorie est sauvée par l'élément féminin, toute la symbolique du récit mythologique nous en montre sa fin.
Toutefois la lumière lunaire qui soudain vient nimber doucement les embruns "pareils à des fontaines d'argent dans le clair de lune" (p.120) apporte un peu de clarté à ce paysage de ténèbres. De plus, le sauvetage in extremis de l'héroïne laissée pour morte au chapitre dix-neuf apparaît comme une résurrection. Ce sont là les deux ultimes détails qui signalent sans doute discrètement le retour d'un héros messianique. Le temps cyclique du mythe marin l'emporterait alors sur le temps romanesque. La chevauchée fantastique de la fillette sauvée des flots ténébreux par un animal qui symbolise l'éternité par excellence serait sinon l'annonce prophétique de la re-naissance des forces vives du peuple maori du moins la représentation allégorique d'un nouveau credo.
Si la mer est materia prima, source de toute vie, elle est aussi lieu de toute fin dans la mythologie maorie. De cette étude il apparaît que l'espace océanique invitant au voyage sans retour, à l'engloutissement final est privilégié dans l'imaginaire polynésien.
Jusqu'à présent, c'est Witi Ihimaera qui a le mieux réussi à transcender tous les conflits culturels en refusant le débat entre le logos et le mythos. La mer devient dans The Whale Rider le siège de toute une nouvelle mythologie, et ainsi l'occasion de dire, sur un mode allégorique, l'espoir, la foi dans les forces vives des Maoris.
Les vieilles croyances maritimes ne sauraient s'effacer au profit de nouvelles. Elles se stratifient mais subsistent. C'est ce que rappelle avec force Koro dans un passage de The Whale Rider qui pourrait bien être la mise en abîme de toute l'oeuvre.. Le vieux Maori, lorsqu'il instruit les plus jeunes déclare :
'Why did a whale of its appearance strand itself here and not at Wainui ? 'Does it
belong in the real world or the unreal world ?'
'The real,' someone called.
'Is it natural or supernatural ?'
'It is supernatural', a second voice said.
Koro Apirana put up his hands to stop the debate. 'No', he said, 'it is both. It is
the reminder of the oneness which the world once had. It is the pito joining past
and present, reality and fantasy. It it both.' (p.96).
Le fabuleux reste apprécié même par une pensée fort éloignée d'une pensée mystique. C'est qu'il reste toujours chez n'importe quel lecteur le plaisir de s'abandonner aux contes et aux mythes. La mer est en Océanie le lieu naissance d'un fantastique transcendantal pour le plaisir de tous les lecteurs.
Les mythologies et les légendes du récit
Références au texte anglais
Afin de faciliter la lecture du conte j'évoquerai les légendes et mythes qui apparaissent par ordre chronologique dans le récit.
Dans le premier chapitre, dans l'incipit on peut lire une allusion à une légende maorie célèbre : le ciel est comparé au coquillage le plus célèbre de la Nouvelle-Zélande l'abalone ou paua le coquillage qui permet de former les yeux du tiki. L'arc-en-ciel est également un grand symbole maori et le jade cité dans le 1er paragraphe également appelé en maori pounamu est une pierre semi-précieuse qui sert à confectionner des armes, des ornements et des objets de toutes sortes ; c'est est le symbole de l'art maori.
Les grandes migrations vers la Nouvelle-Zélande sont amplement évoquées. Une des pirogues de la mythologie de la grande flotte est évoquée page 17, chapitre 4 : "Maataatua". Le nombre de pirogues de la tradition orale maorie est fixé à 7 : Tainui, Tokomaru, kurahaupo, Te Arawa, matatua ou Mataatua (celle citée dans The Whale Rider) , Aotea et Takitimu.
La légende de l'ancêtre de Nanny Flowers racontée page 17 au chapitre 4 correspond à la tradition orale telle qu'elle est fixée dans le tout premier livre d'ethnologie dont l'auteur est un Maori très célèbre Sir Peter Buck ou Te Rangi Hiroa dans son ouvrage The coming of the Maori où il explique que la fille du chef Wairaka était restée seule auprès de la pirogue. Alors elle constata que la marée montait et menaçait d'emporter l'embarcation. Pour la ramener sur la plage elle déclara "Me whakatane au i au " ce qui veut dire " je dois me comporter comme un homme " ceci pour lever le tabou des manoeuvres réservées aux hommes. On dit que le lieu où elle a prononcé ses paroles s'appelle désormais Whakatane. Il est cité dans le roman à la p 17 ( version anglaise).
Le chapitres 4 est très intéressant car il introduit aussi la coutume de l'enfouissement du placenta et du nombril du nouveau-né qui se faisait généralement au pied d'un arbre, devenant le lien avec la nature de celui dont le placenta avait été enterré à son pied.
À la page 26 du chapitre six il est fait référence à un trait culturel particulièrement important :les généalogies également appelées en maori Whakapapa. La généalogie remonte à l'ancêtre primordial ici Kautia qui vient de l' île Paradis également l'île des ancêtres appelée Hawaiki.
Contrairement à toute attente l'auteur se contente de faire une allusion à la célèbre légende de la séparation du ciel et de la terre ( chapitre 7 p.33) qu'il cite pourtant abondamment dans son premier roman Tangi.
Rangitane er Papatuanuku, les deux parents primordiaux, vivaient enlacés et empêchaient leurs enfants de voir le jour jusqu'à ce que ces derniers décident de les séparer, etc.
Tangaroa évoqué au même chapitre p.34 est le Dieu de la mer et les pages 34 & 35 donnent un bon aperçu de ce que représentait la baleine dans la mythologie maorei. Non seulement c'était un animal avec lequel l'homme pouvait communiquer, mais c'était aussi le tipua ou le monstre qui s'est transformé en île du Nord.
Hine Nui Te Po citée au chapitre 14 est extrêmement connue car elle est la déesse de la nuit et de la mort. Hine qui était mariée avec Tane découvre qu'il est son père. Elle s'enfuit au creux de la terre où désormais elle accueille les morts. Les écrivains du Pacifique la cite souvent .
La fin du conte est une reprise de la légende de Kahutia te Rangi qui est venu de Hawaiki sur le dos d'une baleine pour consacrer la terre néo-zélandaise . La fillette maorie réitère l'exploit mais la baleine qu'elle chevauche la repousse vers le rivage en lui disant " enfant, ton iwi t'attend. Retourne au royaume de Tane et rempli ton destin. "
Ainsi ce conte est l'illustration de la croyance traditionnelle maorie que, chacun selon la lignée qu'il possède, est soumis à la force de son destin. Tel était le destin de Kahu de sauver son village, sa tribu. En réalité de quel sauvetage parle-t-on ? Nous sommes en pleine époque des années 70, ce qui correspond politiquement au réveil et à la renaissance de la culture maorie.
Le message de l'auteur est donc d'inviter les Maoris à s'unir, à former un groupe cohérent et à entreprendre d'acquérir leur patrimoine culturel et de l'adapter aux exigences du temps présent.
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